«Ce qui pénètre le regard. Ce qui entre dans les yeux dès qu’on les ouvre. Tout, quand on y pense. Partout où ils se posent, les yeux voient, est-ce qu’on y pense ?
Dans un premier temps, c’est ainsi; le regard est envahi, rempli d’un seul coup par le dehors, par tout ce qui veut bien apparaître du dehors, les morceaux de réel présents là devant soi et tout autour, les éléments pris séparément ou formant des ensembles, les grandes formes et les détails, tout ensemble. La moindre trace, aperçu de trace ou de ligne, toutes les sortes de lignes se croisant ou non, faisant parfois des espaces entre les croisements; les épaisseurs, reliefs gigantesques ou ténus, aspérités de la matière jusqu’à la plus fine, jusqu’au grain ; les couleurs, claire et foncée ainsi que les autres entre ces deux-là ; les taches; la pointe infime de quelque chose; le mouvement de quelque chose, les ondulations parfois pareilles à du mouvement; toutes les surfaces; la brillance, la place de la brillance selon l’endroit où l’on se tient, selon la lumière qu’il fait ; tous les reflets de la lumière ou de quelque chose sur autre chose. Et l’ombre aussi. L’ombre sur ce qui est vu est vue elle aussi. C’est avant la pensée de l’ombre ou de la lumière ou de la brillance.
On ne pourra jamais dire ça, cette totalité, cet engouffrement du réel dans les yeux. C’est indicible. Animal. D’ailleurs, on ne le sait pas ; c’est vu à l’insu, sans intention. C’est le premier temps.
C’est pourquoi aussitôt on oublie. Je veux dire que dans un second temps, immédiat, on n’a pas vu, on n’a rien vu ou presque. On est comme sans mémoire de tout ce qui a pénétré dans les yeux, de comment c’est entré en soi, comme devenu à soi.
Avant que se ferment les yeux ou qu’ils se détournent, avant, déjà, oui, tout cela est perdu. Tout, vu et perdu tout de suite. On est au fond comme seul, sans le monde.
Ce qui reste, alors; l’aperçu que l’on garde en soi; l’idée, rien qu’elle, que l’on se fait de tout (de l’ensemble et des détails), à quoi il faut bien se fier et donner un nom. Le nom donné à chaque chose pour l’appeler, pour se la garder, même perdue, voilà ce qui reste, ce qui préserve de la confusion. Alors, on se risque à avancer quelques mots pour tenter de retrouver l’un ou l’autre contour, une couleur particulière ou un éclat, pour tâcher de désespérément garder ce qui est là, fuyant, entrevu.
Les mots ne font que dire ; ils n’arrivent à la hauteur de rien de ce qui est perdu, ne vous consolent pas de ce qui est perdu. Ils balbutient, ils vous laissent au regret de ce qui n’a pas été dit, ou de comment. Mais quoi d’autre, sinon eux ?
Alors on continue, on parle encore d’un contour, d’une couleur particulière ou d’un éclat; manière de se les figurer, pour ainsi dire. »